Dw dès l’entrée, l’odeur suave assez exceptionnelle du jasmin flotte dans l’air, se répandant bien au-delà du village. Cet agréable parfum se dégage des immenses champs de jasmin qui s’étendent à perte de vue où les petites fleurs blanches à coeur jaune embellissent toutes les allées. Des fleurs qui diffusent un parfum enivrant, surtout le soir. Nous sommes dans le village Choubra Bloula, traditionnellement le berceau de la culture du jasmin. L’endroit est d’ailleurs surnommé Village du jasmin ou Paradis du jasmin.
Au gouvernorat de Gharbiya, situé à environ une centaine de kilomètres au nord de la capitale, les habitants, tous âges confondus, procèdent à la cueillette des fleurs du jasmin. Tout le monde travaille d’arrache-pied. Les jeunes fermiers, dispersés un peu partout, font la cueillette. Transportant des paniers en osier remplis de fleurs de jasmin, les paysannes traversent les champs en file indienne. Après l’école, les enfants âgés de 5 à 14 ans viennent donner un coup de main à la famille. Ici, tout le monde participe à la cueillette du jasmin. Et chacun doit cueillir entre un kilo et demi ou deux de fleurs par jour. Cependant, Sabha est la seule femme au village qui réussit à récolter trois kilos de jasmin en huit heures de travail, c’est pourquoi on l’a baptisée « Al-Primo » ou « La numéro Un », selon Am Hussein, le contremaître ou « al-kholi » en arabe. « Les dix-huit cultivateurs peuvent cueillir manuellement 70 kilos par feddan », dit Am Hussein en donnant ses instructions aux cueilleurs, tout en distribuant des paniers en osier à petits trous. « Ce genre de paniers convient le mieux à la cueillette, car ils conservent les fleurs coupées un peu plus longtemps », ajoute-t-il. En général, la cueillette se déroule la nuit, entre minuit et 8h du matin. « Ces fleurs odorantes ne supportent pas la chaleur, et une fois cueillies, elles se fanent rapidement, perdent leur agréable odeur, puis prennent une couleur rougeâtre qui vire au brun, les rendant impropres à la distillation », note Hanane, propriétaire d’un demi-feddan à Choubra Bloula.
Qu’ils soient fermiers, locataires ou propriétaires de terrains, les quelque 55000 familles du village se retrouvent dans les champs durant la saison de la cueillette, qui se prolonge sur 7 mois, de juin à décembre. Cette période constitue un moment de prospérité économique pour tous les habitants du village qui l’attendent avec impatience.
A l’instar de la période de récolte du coton, les habitants de Choubra Bloula ont l’habitude d’organiser une fête à l’occasion de la cueillette des fleurs de jasmin. Les familles accueillent cette période de l’année avec des youyous comme si l’on célébrait des noces. Pour elles, c’est la principale source de revenus. « C’est le moment où l’on peut offrir des vêtements neufs à nos enfants et rembourser nos dettes. Tous nos projets sont reportés pour ces sept mois de l’année, y compris pour organiser et célébrer des fiançailles et un mariage », lance Adham, petit cultivateur. Comme ses récoltes durant les années précédentes ont été fructueuses, Adham a pu marier ses trois filles. « Durant ces 7 mois, mon revenu mensuel atteint les 8500 L.E., c’est largement suffisant pour nourrir ma famille », dit-il avec satisfaction. D’autres fellahs peuvent s’acheter un douar pour rassembler leurs enfants mariés.
Un véritable or blanc
En fait, Choubra Bloula a toujours été réputé pour la culture du jasmin depuis les années 1960. C’est Ahmad Fakhri pacha qui a introduit les graines de jasmin en Egypte, après avoir passé 30 ans en France, à Grasse, ville de la Côte d’Azur, connue pour son industrie des parfums. Il a constaté que le jasmin pouvait s’adapter au climat doux de son pays. Et a découvert que le jasmin a trouvé en Egypte sa terre promise et l’atmosphère adéquate. Fakhri pacha a surnommé le jasmin le Nouvel or blanc de la région. Un projet fou auquel personne ne croyait. « Quelques années plus tard, Fakhri pacha a décidé de construire une usine pour transformer les fleurs en une pâte orangée dont l’huile essentielle sert à fabriquer des produits cosmétiques comme les parfums, les masques de beauté, les crèmes, etc. ainsi que des composants de matières premières rentrant dans les préparations médicinales », raconte hadj Wafi Dowidar, maire du village Choubra Bloula, qui est lui-même cultivateur de jasmin. Ce dernier se souvient des histoires racontées par ses grands-parents: « La famille Fakhri disposait d’un pouvoir important sur la production et le marché du jasmin à Choubra Bloula. Elle gérait tout ce qui concernait cette industrie, à savoir le développement des meilleures espèces, la production des graines, l’exportation, en passant par le marketing ». Et au début des années 1970, d’autres habitants ont consacré leurs lopins de terres à la culture du jasmin. D’une année à l’autre, la culture des fleurs de jasmin s’est propagée à 13 autres villages dépendant du gouvernorat de Gharbiya dont Kotour, Bassioune et Tagride. C’est grâce à ces villages que l’Egypte est devenue le 1er producteur mondial de jasmin.
« Aujourd’hui, la superficie cultivée en jasmin dans les 14 villages s’élève à 2000 feddans, alors qu’autrefois, on ne cultivait que 20 feddans dans le village Choubra Bloula. Actuellement, plus de 90% des champs de jasmin, une plante grimpante qui n’est pas très gourmande en eau, se trouvent à Gharbiya. L’installation d’un système goutte-à-goutte est adaptée à sa culture. Chaque feddan n’a besoin que de 1500 m3 en eau tout le long du mois », explique Dr Khaled Abou-Chadi, vice-ministre au bureau du ministère de l’Agriculture à Gharbiya. Et l’ingénieur agronome Fakhri Baz renchérit: « Au début de la saison, on arrive à cueillir 50 kg de fleurs par jour et la quantité totale récoltée peut atteindre les 350 kilos à la fin du mois de décembre. C’est mille fois plus que la quantité cueillie à Grasse, capitale française du parfum », en ajoutant que ce genre de fleurs suaves récoltées en Egypte reste le fleuron de la parfumerie française, comme le N°5 de Chanel, le célèbre Jean Patou, Fragonard, Molinard ou Galimard.
Après avoir terminé la cueillette du jour, chaque cultivateur remet ses récoltes à une tierce personne. « C’était le rôle que jouait Mohamad Salah, notre footballeur international, originaire du village Tagride. Dans son jeune âge, ce dernier avait pour tâche de rassembler le plus grand nombre de paniers d’osier remplis de fleurs de jasmin et il les transportait à l’usine où les employés devaient en faire la distillation. L’usine lui versait 5 piastres pour le kilo ! », se souvient Wafi Dowidar, maire du village.
Les usines sont souvent proches des champs, puisque les fleurs doivent être traitées le plus rapidement possible. Fakhri affirme que son usine, située à Choubra Bloula, traite environ 99 % du jasmin de Gharbiya et produit près de 3 tonnes d’extrait aromatique par an. C’est la première manufacture d’huiles essentielles à avoir été établie en Egypte. Très tôt le matin, à l’entrée de l’usine, des camions garent pare-chocs contre pare-chocs transportant des cageots qui débordent de fleurs de jasmin fraîchement cueillies. L’usine de Fakhri commence à fabriquer une pâte grossière pour extraire l’huile essentielle exclusivement destinée à l’exportation. Plus de 70% de la production égyptienne est exportée vers la France, les Etats-Unis, l’Angleterre, le Japon, l’Espagne, la Russie et d’autres pays encore. La production en jasmin rapporte autour de 6,5 millions de dollars par an à l’Egypte, selon la Fédération internationale du commerce d’huiles essentielles et d’arômes (l’Ifeat). Après le succès de l’usine de Fakhri, trois autres ont ouvert leurs portes: une à Choubra Bloula, une autre au village Mahallet Roh et une 4e à Beltag. En un mot, cette industrie est devenue la poule aux oeufs d’or pour cette région du Delta du Nil.
D’après la vidéo publiée sur TF1 le 3 septembre 2021, intitulée Egypte : Au pays du jasmin, la première étape de la transformation donne une pâte épaisse orangée, appelée concrète, c’est le parfum à l’état solide. Deux tonnes de jasmin, soit 12 million de fleurs cueillies, sont nécessaires pour produire un bocal de 5 kilos. La concrète est macérée dans de l’alcool, filtrée, puis évaporée pour obtenir « l’absolue » du jasmin. « C’est l’extrait concentré de la fleur et l’ingrédient le plus recherché en parfumerie. Ce sont ces notes qui rendent le jasmin égyptien unique au monde ».
Pourtant, cette récolte fait face à certains problèmes. Les propriétaires d’usines et les hommes d’affaires transgressent les droits des travailleurs en exploitant les paysans et les petits entrepreneurs qui travaillent dans le même domaine. Le monopole dont ils disposent leur permet de verser aux simples paysans des salaires dérisoires. « Dans les années 1980 et 1990, nous vendions le kilo de fleurs de jasmin à 40 L.E. Actuellement, les responsables des usines nous forcent à vendre le kilo à 10 L.E. Pourquoi les planter, alors, si la récolte ne couvre même pas nos frais, à savoir les prix des engrais, la main-d’oeuvre, la location des terres agricoles, etc. ? Pourquoi continuer? Je travaille sous le soleil ardent, le froid hivernal ou les averses torrentielles pour gagner 7 L.E. seulement ! Moi, en tant que personne tierce, je ne parviens même pas à gagner 5 piastres comme avant, je ne touche actuellement que 2 piastres », se plaint l’un des saisonniers. Al-Ahram Hebdo a tenté de contacter les propriétaires des usines pour obtenir le droit de réponse mais en vain. « Doit-on déclencher un mouvement de grève comme lors de la saison de 2019 ou arrêter carrément la culture du jasmin ? », lancent les habitants en espérant que l’Etat trouve une solution à leurs problèmes.
En attendant, une association agro-industrielle a fait son apparition en 2019. « Notre objectif est de soutenir les cultivateurs et les fermiers en venant en aide aux petits entrepreneurs », explique hadj Yasser Al-Neënaeï, un des membres au conseil d’administration .